Les
gens naissent avec une étoile. La mienne fut nomade et fière. L’article qui
suit, publié dans Régénération, en hommage à une anarchiste espagnole, me
concerne à plus d’un titre : c’est un morceau de ma vie qui revient.
Quand
j’ai rencontré Joaquina, grâce à son compagnon de cœur et de lutte, Liberto
Sarrau, j’avais dans les 18 ans et je ne savais ni lire ni écrire. Quant aux
idées, elles bouillonnaient en moi comme un torrent impétueux et désordonné.
J’en
ai croisé du monde chez Joaquina, avec qui j’ai partagé le quotidien pendant
quelques années, rue de La Tour d’Auvergne, à Paris. Chez elle, entre deux
chantiers, j’ai lu, dévoré, assimilé et digéré des livres et des idées... J’ai appris
la verticalité, ce qui est une denrée rare. J’ai aussi appris à ne rien lâcher de ma
dignité d’homme dans un monde prosterné. J’ai découvert ce que le cœur a de
grand et de sublime, moi, bout de bois mal taillé, flottant au hasard dans un milieu
hostile, cherchant dans la rumeur de mon ignorance la lumière de la
connaissance et de la fraternité. A leur contact, j’ai appris la liberté et le prix à payer pour
l’obtenir dignement.
J’en
ai publié des pages dans Cailloux, mais celle-ci est celle dont je suis le plus
fier. La bonne lecture en découvrant un destin hors du commun, avec l'article remarquable que lui est consacré :
Salud Compañera !
Survenue le 14 mars dernier à
Barcelona, la mort de Joaquina Dorado Pita, clôt une lumineuse séquence de
l'histoire populaire. À presque cent ans, les sentiments de révolte de sa
petite enfance contre l'injustice l'habitaient toujours intensément. Née le 25
juin 1917 dans un quartier de pêcheurs de la Coruña, en Galice, elle eut très
tôt conscience du malheur réservé aux classes laborieuses. En voyant aller
pieds nus la plupart des enfants du quartier, puis en assistant un jour du haut
de son balcon à la féroce répression qui s'abattait sur des travailleurs en
grève.
Émigrée à Barcelona en 1934 avec ses
parents, elle a tout juste 17 ans quand immédiatement après son embauche comme
tapissière, elle est la première dans l'entreprise à adhérer au syndicat CNT du
Bois et de la Décoration. À partir du Coup d'État militaro-fasciste de juillet
1936 elle passe à l'action révolutionnaire. Quelques semaines avant de
s'éteindre, son regard flambait encore quand elle évoquait les jours qui
suivirent la victoire du peuple des barricades, dont elle fut. Elle fit alors
partie d'une délégation du syndicat qui faisait le tour des usines et ateliers.
Elle adorait raconter... «Qui est le patron?» «Moi!» s'écriait quelque vanité.
«Eh bien, hors d'ici!» s'entendait-elle répondre, «Le temps des maîtres est
révolu!». La toute jeune Joaquina n'allait pas tarder à se voir confier les
fonctions du Secrétariat de l'Industrie du Bois Socialisée. Courroux et regrets
marquaient son visage à l'évocation des événements de mai 1937 au cours
desquels «Sans l'appel au Cessez-le-feu des “Camarades Ministres” nous aurions
écrasé les mal nommés communistes. Ça aurait changé pas mal de choses...».
Quand il fut question de former des pilotes de chasse Joaquina se porta
candidate. Mais Moscou veillait, les avions jamais n’arrivèrent.
En février 1939 elle traverse les
Pyrénées parmi les centaines de milliers de gens qui fuient la barbarie,
bombardées et mitraillées au long des routes par l'aviation franquiste.
Internée dans un camp de concentration du côté de Briançon, elle réussit à s'en
évader. Elle demeure alors quelque temps à Montpellier dans le château où le
botaniste Paul Reclus, neveu d'Élisée, offre refuge à bon nombre d'anarchistes
arrivés d'Espagne. Elle fait là la connaissance de Simon Radowitzky, avec qui
elle établit rapidement des liens d’amitié. Ensuite c'est Toulouse puis à
nouveau l’internement ; dans deux camps dont celui du Récébédou
(Portet-sur-Garonne) d'où encore elle s'évadera. À la Libération elle prend une
part très active dans la réorganisation de la CNT et de la FIJL (Fédération
ibérique des jeunesses libertaires) avant de retraverser clandestinement les
Pyrénées avec Liberto Sarrau Royes, depuis quelques mois son compagnon, pour
continuer à combattre la dictature. C'est à cette époque qu'elle, Liberto, Raul
Carballeira Lacunza, trois autres compagnons et une camarade forment le groupe
d'action Tres de mayo. Le 24 février
1948 Joaquina et Liberto sont arrêtés puis torturés au cours des 18 jours
pendant lesquels ils restent aux mains de la police. Condamnés, puis relâchés
en liberté conditionnelle suite à l'invalidation du Conseil de guerre, ils sont
repris le 11 mai 1949 alors qu'ils s'apprêtent à repasser en France.
Condamnée à 12 ans de prison,
Joaquina est transférée à l'hôpital fin 1950 et doit subir l'ablation d'un rein
gravement détérioré par les tortures auxquelles elle fut soumise dans les
locaux de la police. Devant un diagnostic de mort imminente, l'administration
pénitentiaire s'empresse de l'envoyer décéder chez elle, afin de s'éviter
d'éventuelles tracasseries. Un médecin naturiste lui sauve la vie grâce à de
très onéreux achats de pénicilline financés par les compagnons du syndicat
clandestin du Textile. Une fois sa santé récupérée Joaquina réintègre la prison
pour en finir avec sa peine dont, à la suite d'amnisties générales, il ne lui reste
plus que trois mois à accomplir. Le 13 février elle sort en liberté
conditionnelle, pour aussitôt rejoindre la clandestinité, aux côtés de
Francisco Sabaté Llopart, qu'elle secondera dans ses activités de propagande et
pour qui elle se chargera de trouver des planques. C'est avec lui qu'elle
rejoint la France, à pied une fois de plus en 1956. Après avoir combattu la
dictature elle devra encore se frotter aux penchants légalistes des
bureaucratiques continuateurs de “l'anarchisme” de gouvernement. Elle et
quelques autres irréductibles devront en effet faire montre d'une ferme
résolution à l'encontre des autorités cénétistes de Toulouse pour que Francisco
Sabaté obtienne un aval de la Confédération destiné à lui éviter d'être extradé
en Espagne. Elle militait au sein de la deuxième Union régionale de la CNT de
France quand en 1977 un Secrétaire général s'arrogea la luxueuse prérogative
d'exclure de son propre chef cette Union, alors la plus nombreuse. Union dont
le congrès qui suivi refusa d'entendre une délégation. A-t-on jamais rien vu
d'aussi furieusement décadent en
terrain antiautoritaire ? Les luttes intestines qui déchiraient la CNT
d'Espagne en exil n'y étaient sans doute pas étrangères.
Son insuffisance rénale devant être
palliée par dialyse, Joaquina se fixa définitivement à Barcelona où elle
pouvait profiter de meilleures conditions d'habitat qu'à Paris. C'est avec
grand courage, le même que face à la dictature et à toutes les adversités,
qu'elle affronta sa maladie. «Avec du courage les choses finissent par
s’arranger !» se plaisait-elle à rappeler.
S-S.C.
Sous l’Casque d’’Erby