jeudi 11 mai 2017

Joaquina Dorado Pita ou l’anarchisme à cœur ouvert

Les gens naissent avec une étoile. La mienne fut nomade et fière. L’article qui suit, publié dans Régénération, en hommage à une anarchiste espagnole, me concerne à plus d’un titre : c’est un morceau de ma vie qui revient.
Quand j’ai rencontré Joaquina, grâce à son compagnon de cœur et de lutte, Liberto Sarrau, j’avais dans les 18 ans et je ne savais ni lire ni écrire. Quant aux idées, elles bouillonnaient en moi comme un torrent impétueux et désordonné.
J’en ai croisé du monde chez Joaquina, avec qui j’ai partagé le quotidien pendant quelques années, rue de La Tour d’Auvergne, à Paris. Chez elle, entre deux chantiers, j’ai lu, dévoré, assimilé et digéré des livres et des idées... J’ai appris la verticalité, ce qui est une denrée rare. J’ai aussi appris à ne rien lâcher de ma dignité d’homme dans un monde prosterné. J’ai découvert ce que le cœur a de grand et de sublime, moi, bout de bois mal taillé, flottant au hasard dans un milieu hostile, cherchant dans la rumeur de mon ignorance la lumière de la connaissance et de la fraternité. A leur contact, j’ai appris la liberté et le prix à payer pour l’obtenir dignement.
J’en ai publié des pages dans Cailloux, mais celle-ci est celle dont je suis le plus fier. La bonne lecture en découvrant un destin hors du commun, avec l'article remarquable que lui est consacré :

Salud Compañera !

Survenue le 14 mars dernier à Barcelona, la mort de Joaquina Dorado Pita, clôt une lumineuse séquence de l'histoire populaire. À presque cent ans, les sentiments de révolte de sa petite enfance contre l'injustice l'habitaient toujours intensément. Née le 25 juin 1917 dans un quartier de pêcheurs de la Coruña, en Galice, elle eut très tôt conscience du malheur réservé aux classes laborieuses. En voyant aller pieds nus la plupart des enfants du quartier, puis en assistant un jour du haut de son balcon à la féroce répression qui s'abattait sur des travailleurs en grève.
Émigrée à Barcelona en 1934 avec ses parents, elle a tout juste 17 ans quand immédiatement après son embauche comme tapissière, elle est la première dans l'entreprise à adhérer au syndicat CNT du Bois et de la Décoration. À partir du Coup d'État militaro-fasciste de juillet 1936 elle passe à l'action révolutionnaire. Quelques semaines avant de s'éteindre, son regard flambait encore quand elle évoquait les jours qui suivirent la victoire du peuple des barricades, dont elle fut. Elle fit alors partie d'une délégation du syndicat qui faisait le tour des usines et ateliers. Elle adorait raconter... «Qui est le patron?» «Moi!» s'écriait quelque vanité. «Eh bien, hors d'ici!» s'entendait-elle répondre, «Le temps des maîtres est révolu!». La toute jeune Joaquina n'allait pas tarder à se voir confier les fonctions du Secrétariat de l'Industrie du Bois Socialisée. Courroux et regrets marquaient son visage à l'évocation des événements de mai 1937 au cours desquels «Sans l'appel au Cessez-le-feu des “Camarades Ministres” nous aurions écrasé les mal nommés communistes. Ça aurait changé pas mal de choses...». Quand il fut question de former des pilotes de chasse Joaquina se porta candidate. Mais Moscou veillait, les avions jamais n’arrivèrent.
En février 1939 elle traverse les Pyrénées parmi les centaines de milliers de gens qui fuient la barbarie, bombardées et mitraillées au long des routes par l'aviation franquiste. Internée dans un camp de concentration du côté de Briançon, elle réussit à s'en évader. Elle demeure alors quelque temps à Montpellier dans le château où le botaniste Paul Reclus, neveu d'Élisée, offre refuge à bon nombre d'anarchistes arrivés d'Espagne. Elle fait là la connaissance de Simon Radowitzky, avec qui elle établit rapidement des liens d’amitié. Ensuite c'est Toulouse puis à nouveau l’internement ; dans deux camps dont celui du Récébédou (Portet-sur-Garonne) d'où encore elle s'évadera. À la Libération elle prend une part très active dans la réorganisation de la CNT et de la FIJL (Fédération ibérique des jeunesses libertaires) avant de retraverser clandestinement les Pyrénées avec Liberto Sarrau Royes, depuis quelques mois son compagnon, pour continuer à combattre la dictature. C'est à cette époque qu'elle, Liberto, Raul Carballeira Lacunza, trois autres compagnons et une camarade forment le groupe d'action Tres de mayo. Le 24 février 1948 Joaquina et Liberto sont arrêtés puis torturés au cours des 18 jours pendant lesquels ils restent aux mains de la police. Condamnés, puis relâchés en liberté conditionnelle suite à l'invalidation du Conseil de guerre, ils sont repris le 11 mai 1949 alors qu'ils s'apprêtent à repasser en France.
Condamnée à 12 ans de prison, Joaquina est transférée à l'hôpital fin 1950 et doit subir l'ablation d'un rein gravement détérioré par les tortures auxquelles elle fut soumise dans les locaux de la police. Devant un diagnostic de mort imminente, l'administration pénitentiaire s'empresse de l'envoyer décéder chez elle, afin de s'éviter d'éventuelles tracasseries. Un médecin naturiste lui sauve la vie grâce à de très onéreux achats de pénicilline financés par les compagnons du syndicat clandestin du Textile. Une fois sa santé récupérée Joaquina réintègre la prison pour en finir avec sa peine dont, à la suite d'amnisties générales, il ne lui reste plus que trois mois à accomplir. Le 13 février elle sort en liberté conditionnelle, pour aussitôt rejoindre la clandestinité, aux côtés de Francisco Sabaté Llopart, qu'elle secondera dans ses activités de propagande et pour qui elle se chargera de trouver des planques. C'est avec lui qu'elle rejoint la France, à pied une fois de plus en 1956. Après avoir combattu la dictature elle devra encore se frotter aux penchants légalistes des bureaucratiques continuateurs de “l'anarchisme” de gouvernement. Elle et quelques autres irréductibles devront en effet faire montre d'une ferme résolution à l'encontre des autorités cénétistes de Toulouse pour que Francisco Sabaté obtienne un aval de la Confédération destiné à lui éviter d'être extradé en Espagne. Elle militait au sein de la deuxième Union régionale de la CNT de France quand en 1977 un Secrétaire général s'arrogea la luxueuse prérogative d'exclure de son propre chef cette Union, alors la plus nombreuse. Union dont le congrès qui suivi refusa d'entendre une délégation. A-t-on jamais rien vu d'aussi furieusement décadent en terrain antiautoritaire ? Les luttes intestines qui déchiraient la CNT d'Espagne en exil n'y étaient sans doute pas étrangères.
Son insuffisance rénale devant être palliée par dialyse, Joaquina se fixa définitivement à Barcelona où elle pouvait profiter de meilleures conditions d'habitat qu'à Paris. C'est avec grand courage, le même que face à la dictature et à toutes les adversités, qu'elle affronta sa maladie. «Avec du courage les choses finissent par s’arranger !» se plaisait-elle à rappeler.
S-S.C.

Sous l’Casque d’’Erby





14 commentaires:

  1. Le bonjour aux caillardeuses et aux caillouteux. Aujourd’hui c’est la séquence émotion, je n’en dirai pas davantage, sinon, Vive l’Anarchie !

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    1. Nous serons deux !....

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    2. Je ne découvre - avec émotion! - ce billet que maintenant, ayant eu hier panne informatique.
      Je comprends d'autant mieux ton émotion à évoquer "ton époque Joaquina" que cela me rappelle de tes confidences d'il y a parfois plus de trente ans, lorsque, sur l'île de Bréhat ou ensuite à Perros-Guirrec, nous avons tant et tant échangé sur nos péripéties de vie, nous conduisant tous deux à l'Anarchie !
      Merci aussi de nous communiquer cette page d'hommage à cette magnifique femme ! Vive l'Anarchie!

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  2. Vive l'Anarchie, camarade hispanisant. On se sent bien minuscule auprès de cette géante de la Lutte.

    Quelque chose me choque profondément : c'est chez de pseudo camarades de lutte qu'on trouve parfois incompréhension, rejet, voire pire. Des apprentis dictateurs ?

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    1. Hélas, Jean-Claude ! On trouve des petits soldats partout où une parcelle de pouvoir est à portée de certains humains. Raison pour laquelle supprimer la vérole du pouvoir est la première des choses à entreprendre dans un contexte révolutionnaire.

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  3. Joaquina Dorado Pita, une grande âme injustement méconnue, aussi merci pour cet émouvant partage Rodolphe...

    Odile

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    1. Merci Odile. Oui, il y a des personnes comme celles-ci, qu'on croise, l'air de rien, qui vous fourguent la verticalité à l'endroit ! Cela fut mon cas.

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  4. Quelle chance tu as eue de rencontrer Joaquina ! Merci pour ce partage de ton passé.

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    1. Pour de la chance, tu peux le dire. Pour du bonheur aussi. La forme, toi ?..

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  5. Le bonsoir à toutes et à tous. Je suis en rade de bécane, raison pour laquelle, je réponds depuis un périphérique. Si silence de ma part, l'explication est toute trouvée.
    La bonne soirée.

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  6. Bel hommage ! La disparition de personnalités telles que celle que tu évoques est bien triste. Toujours aussi intéressant de te lire... Je suis content de ce détour par ton blog moi qui n'ai guère le temps d'écrire ces derniers temps... Les camarades espagnols qui ont repris le flambeau de la lutte en 1945 avaient vraiment du cœur au ventre !

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  7. Cher ami
    Ma liste de blog ne s'est pas mise à jour, et j'ai loupé pas mal de billets (pense qu'elle est restée bloquée au 27 avril...ça fait trois semaines...
    Et puis tout d'un coup, je me suis dit tiens, cela fait longtemps que je ne l'ai plus vu...)
    Bel hommage à une grande dame fière et debout.
    Bises confuses
    ¸¸.•*¨*• ☆

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