mercredi 25 février 2015

Tout le monde y arrivait avec son litron de pensées à partager.

Cette phrase est paraît-il issue du gros livre (ma libraire m'informe qu'il est déjà en réimpression!) de récents entretiens entre Gérard Berreby et Raoul Vaneigem : « Rien n'est fini, tout commence » d. Allia, oct 2014, 400p. 25,00 €). En voici la présentation :
G.B. : Il y a, d'un côté, un discours critique authentique et, de l'autre, l'idéologie, une récupération qui du meilleur fait le pire. Ma question est simple : en ce qui concerne l'insurrection de Mai 68, le ver était-il déjà dans le fruit ?
R.V. : Toute idéologie falsifie le réel. L'idéologie, pour moi, c'est la pensée séparée de la vie. Le spectacle n'est que la conséquence de cette pensée qui s’autonomise. J'insiste toujours sur la nécessité de partir de la base, de la vie quotidienne, de la radicalité qui est la racine de l'être.
Avec ce dialogue au long cours entre Gérard Berréby et Raoul Vaneigem, l'on traverse à grandes enjambées plus d'un demi-siècle, de 1950 à aujourd'hui. 
 

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En attendant de patiemment pouvoir lire ce joyeux gros pavé, je viens de lire (en pensant bien sûr à l'actualité grecque!), du même Raoul Vaneigem ce vaillant petit caillou : « l'État n'est plus rien, soyons tout » (ed. Rue des Cascades , 6,10€, 2012). Ce texte répondait à l’invitation du Festival antiautoritaire pour la démocratie directe de 2010 en Grèce, à Thessalonique. Extraits :
Je n’ai jamais désespéré de la révolution autogestionnaire en tant que révolution de la vie quotidienne. Maintenant moins que jamais.
J’ai la conviction qu’outrepassant les barricades de la résistance et de l’autodéfense les forces vives du monde entier s’éveillent d’un long sommeil. Leur offensive, irrésistible et pacifique, balaiera tous les obstacles dressés contre l’immense désir de vivre que nourrissent ceux qui, innombrables, naissent et renaissent chaque jour. La violence d’un monde à créer va supplanter la violence d’un monde qui se détruit.
Nous n’avons été jusqu’à ce jour que des hybrides, mi-humains mi-bêtes sauvages. Nos sociétés ont été de vastes entrepôts où l’homme, réduit au statut d’une marchandise, également précieuse et vile, était corvéable et interchangeable. Nous allons inaugurer le temps où l’homme va assumer sa destinée de penseur et de créateur en devenant ce qu’il est et n’a jamais été : un être humain à part entière.
Ce court texte - qu'il faudrait citer en entier! - se prolonge d'un autre, plus court encore : « Un changement radical est à notre portée » : Réponses, inédites en français, de Raoul Vaneigem à un questionnaire, rédigé l’été 2007 par Javier Urdanibia (traducteur en espagnol du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations), évoquant l’Internationale situationniste, Guy Debord, la critique de la religion, la philosophie, des expériences en terres mexicaines. Extrait :
Je ne demande pas l’impossible. Je ne sollicite rien. Je n’ai nul souci d’espoir ni de désespérance. Je désire seulement voir concrétiser entre vos mains et entre celles des populations de la terre entière une internationale du genre humain, qui ensevelira dans le passé la civilisation marchande aujourd’hui moribonde et le parti de la mort qui illustre ses derniers soubresauts.


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Suite au « massacre de Charlie », le toujours fringant jeune homme de 82 ans Raoul Vaneigem a donné le 12 février à « la voie du Jaguar » un nouvel article : L’obscurantisme a toujours été le mode d’éclairage du pouvoir (avec en exergue cet aphorisme de Scutenaire : Il y a des choses avec lesquelles on ne rit pas. Pas assez !). Extrait :
La bêtise est une bombe à fragmentation. Elle ne frappe pas seulement l’intelligence, sa cible de prédilection, elle se propage en trouant les consciences qui se mettent à pisser de partout. Celles - essentiellement gestionnaires - du monde étatique et politique ont célébré leur incontinence par des actions de grâce, qui leur étaient doublement profitables. Les notables ont pu, en toute immunité, remercier le ciel - fût-il celui d’Allah - de les avoir débarrassés d’une poignée d’irrévérencieux. Dans le même temps, ils se sont offert, avec une pompe nationale française, cléricalo-laïque et républicaine, le luxe de sanctifier en martyrs de la libre pensée des héritiers de Daumier et de Steinlen usant du droit, reconnu à chacun, de conchier en leur totalité les drapeaux, les religions, les margoulins politiques et bureaucratiques, les palotins au pouvoir (dont ceux qui jouèrent des coudes dans la manifestation ubuesque). Ils faisaient montre au demeurant de beaucoup de modération, si l’on compare "Charlie" à "l’Assiette au beurre", au "Père Peinard", à "la Feuille" de Zo d’Axa. (…)
 

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Pour rappel, le prolifique œuvrier Raoul Vaneigem est l'auteur du Traité de savoir vivre à l'usage des jeunes générations (1°ed. 1967 Gallimard, Folio 1992, très nombreuses traductions... et source d'inspiration de slogans de Mai 68). En voici quelques lignes qui me semblent toujours plus d'actualité :
(…) La pire inhumanité n'est jamais qu'une volonté d'émancipation cédant aux compromis et se fossilisant sous la couche de ses renoncements successifs. Libéralisme, socialisme, bolchévisme se construisent de nouvelles prisons sous l'enseigne de la liberté. La gauche lutte pour un confort accru dans l'aliénation, mais elle a l'indigente habileté de le faire au nom des barricades, au nom du drapeau rouge et des plus beaux moments révolutionnaires. Fossilisée et déterrée comme appât, la radicalité originelle est trahie doublement, abandonnée deux fois. Prêtres-ouvriers, curés-blousons noirs, généraux communistes, princes rouges, dirigeants «révolutionnaires», l'élégance radicale se porte bien, elle s'harmonise au goût d'une société qui sait vendre un rouge à lèvres sous le slogan «Révolution en rouge, révolution avec Redflex». » (...)
(...)De la créativité, l'autorité ne peut et ne veut connaître que les diverses formes récupérables par le spectacle. Mais ce que les gens font officiellement n'est rien à côté de ce qu'ils font en se cachant. On parle de créativité à propos d'une œuvre d'art. Qu'est-ce que cela représente à côté de l'énergie créative qui agite un homme mille fois par jour, bouillonnement de désirs insatisfaits, rêveries qui se cherchent à travers le réel, sensations confuses et pourtant lumineusement précises, idées et gestes porteurs de bouleversement sans nom. Le tout voué à l'anonymat et à la pauvreté des moyens, enfermé dans la survie ou contraint de perdre sa richesse qualitative pour s'exprimer selon les catégories du spectacle. Que l'on pense au palais du facteur Cheval, au système génial de Fourier, à l'univers illustré du douanier Rousseau. Que chacun pense, plus précisément, à l'incroyable diversité de ses rêves, paysages autrement colorés que les plus belles toiles de Van Gogh. Qu'il pense au monde idéal bâti sans relâche sous son regard intérieur tandis que ses gestes refont le chemin du banal.(...)
(…) Il n'est personne, si aliéné soit-il, qui ne possède et ne se reconnaisse une part irréductible de créativité, une camera obscura protégée contre toute intrusion du mensonge et des contraintes. Le jour où l'organisation sociale étendrait son contrôle sur cette part de l'homme, elle ne régnerait plus que sur des robots ou des cadavres. Et c'est en un sens pourquoi la conscience de la créativité s'accroît contradictoirement à mesure que se multiplient les essais de récupération auxquels se livre la société de consommation.(...)



Sous l'casque d'Erby



9 commentaires:

  1. Magnifique ! On est loin du brouet apporté à pleines brouettes par les broussailleuses étranges lucarnes (celles que nous rejetons, Rem*), brouet qui brutalise les fragiles neurones du Brutus de Saint Nom la Bretèche. Pour nous, broutons avec application la tendre herbe florisée que Dame Nature va nous offrir dès un proche printemps, relevons une tête emplie de douceurs pour poser sur le monde un regard émerveillé et un jugement aiguisé, afin de partager de telles merveilles. C'est bien mieux que de partir à l'aube afin d'offrir à des prédateurs lointains toujours plus de milliards : ceux qu'ils utilisent pour pressurer encore et toujours plus personnes, animaux et plantes.

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  2. Bonjour caillardeuses et caillardeux. J'applaudis l'intelligence, la lucidité et le stock de révolte de monsieur Raoul, toujours aussi vif dans sa tête. C'est ça, tournons le dos à la politicarderie et au commerce qu'elle génère, concentrons-nous sur ce qui compte réellement : cette agitation intérieure qui, mille fois le jour, nous invite, nous incite, à écouter la voix du coeur, à briser les chaînes qui nous maintiennent au piquet, hors concentré idéologique, qui, comme le précise l'auteur, "c'est la pensée séparée de la vie... La falsification du réel".

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    1. Je me suis permis d'ajouter à la fin de l'introduction le lien d'un article publié sur Agoravox, signé Olivier Cabanel, suite à une émission de Michel Onfray sur France Culture l'été dernier : "contre-histoire de la philosophie", consacrée à Raoul Vaneigem.

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    2. superbe complément, merci Rodolphe !

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    3. Un ami me signale, indirectement, une erreur dans cet article d'Agoravox : Vaneigem a 81 ans et non 89 !!
      (...Et je lui souhaite de BIEN vivre et nous aider à vivre 20 ans de plus !)

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  3. jamais lu Vaneigem mais je pense que je vais réparer l'erreur

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  4. Pour la petite histoire (qui, en fait, éclaire souvent la grande), "Monsieur Raoul" est tout sauf un docte "Herr Doktor en Science de la Révolution du haut de sa chaire". Ce belge a, parait-il, de l'esprit corrosif et joyeux, poétique et hédoniste, tout comme ses compatriotes Norge, Scutenaire ou Michaux... Un ami me disait l'avoir connu l'an dernier au "Lieu Unique" de Nantes à l'occasion d'un forum culturel belge : Il papillonnait et improvisait d'une table à l'autre, très à l'aise avec tout inconnu(e) et fuyant tout opportun (presse et zotorités)...

    D'ailleurs, comme souvent, il avait décliné l'invitation officielle de conférencer à Théssalonique : "je ne suis pas un gourou de la Société du Spectacle"... il a donc rédigé son texte, qui fut traduit et distribué aux participants du Forum grec. Puis, sur la pression de ses amis qui y allaient, ils les a accompagné pour humblement écouter, débattre,...et connaître la région !

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  5. Au regard de notre acceptation des pouvoirs de ce monde, force est de constater notre jeunesse et que nous avons de l’avenir. La crise d’adolescence des peuples de la terre est en marche....

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  6. Demain il y aura une suite-prolongement (c'est le moins) à ce papier de Rémi par... une nouvelle "recrue", qui, je pense, fera plaisir à l'acharniste de service. En attendant, jouissons sans entrave, bien qu'entravés nous soyons ! Jusqu'à quand ?... Dans ma tête, je suis déjà libre... et libéré !

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