dimanche 10 septembre 2017

La Scène capitale – Pierre Jean Jouve

Les livres sont comme les nuages : on les croise, on regarde, ou pas, la course folle ou indolente et on poursuit son chemin. La tête dans le guidon, on ne fait pas attention à eux. Ce n'est pas le moment de s'intéresser aux secrets qu'ils recèlent, aux misères qu'ils cachent dans le coton, à l'espoir ou au bonheur qu'ils procurent. A la poésie qu’ils inspirent.
Le ciel propose toujours une danse, qu'on accepte ou qu'on refuse, sans que nous sachions la raison profonde.
Ces temps, j'ai négligé le blog, comme on oublie de se raser. Pourquoi ? La réponse n'est pas mienne. Un sentiment de désordre s'est installé dans mon esprit comme un sortilège dont je peine à me délivrer.
Puis il y a eu Pierre Jean Jouve et La Scène capitale, un livre silencieux, fait de murmures récurrents. Il est venu à moi comme on demande l'heure à quelqu'un, parce que l'on sent qu'il est temps. C'est son jour. Celui où l'on attend quelqu'un ou quelque chose. Il s'est présenté comme une personne qu'on retrouve longtemps après avoir rêvé d’elle, sans savoir, au moment des retrouvailles, quel plaisir ou quelle mauvaise surprise tout cela réserve. J'avais perdu souvenir de ma première lecture. Rien de rien. Pas une image. Pas un son. A peine une mélodie. Quelques sensations, mais sans plus. Chose curieuse, je me souviens avoir pensé en le retrouvant : "ça y est, j'ai trouvé de quoi reconstruire un brin de pensée" !
L'architecture mentale conduit souvent sur des sentiers sinueux. Là où le lecteur de La Scène capitale cherche lignes droites et constructions rassurantes, conformes en tous points avec l'éducation reçue, Pierre Jean Jouve propose un ensemble de courbes qui, en évoluant, tissent une toile autour et à l'intérieur des fantasmes, ayant pour point de conjonction nos propres hallucinations.
Pierre Jean Jouve est né à Arras en 1887 et s'est éteint à Paris en 1976. Une belle vie de poète, de romancier et de critique. Je n'ai lu de lui que ce seul livre, le dernier de son œuvre. Il fut l'ami de Romain Rolland et militant pacifiste contre la première boucherie mondiale de 14/18. Il le fut aussi de Stefan Zweig, de Paulhan et bien d'autres…
C'est à partir de 1925 qu'il rompt avec lui-même – autrement dit avec son œuvre antérieure qu'il renie, orientant sa réflexion vers la psychanalyse, grâce à l'influence de sa seconde femme, Blanche Reverchon, s'y consacrant totalement jusqu'à la fin de sa vie. On le considère comme le premier écrivain français dont le travail romanesque aborde la psychanalyse en tant que sujet à part entière.
Malgré une réputation de « marginal hautain », l'homme sera de tous les combats contre le nazisme, prenant soin de refuser tout embrigadement. Pensée libertaire à laquelle il restera fidèle jusqu'au bout.
Trois textes forment la trame de La scène capitale : Histoires sanglantes, La Victime, Dans les années profondes.
Dans cet ensemble, le soleil n'est plus cet astre vivant faisant frétiller les êtres comme un banc de sardines et les choses selon l'ordre qu'on connaît, mais selon le coloriage sous lequel vivent et s'agitent des ombres agissantes. Une mosaïque polychrome dont les facettes brillent pour attirer le lecteur vers son ultime refuge : l'univers microscopique et grouillant des démons intérieurs. L'en-dedans et l'en-dehors tricotant des  pensées pour débrouiller une histoire au destin incertain.
Livre magnifique qui n'est pas de ceux qu'on lit à la plage en attendant le passage du marchand de glaces. Un livre de virtuose où le mot est à l'économie et aussi à la clarté. Complexe et lumineux. Un livre dans lequel il est question des affres de la relation homme/femme. Mais pas seulement. Oh, que non ! Il serait dommage - et ô combien hâtif ! - de ne dégager de sa lecture qu'une part de misogynie dont les détracteurs ont vite fait le compte. L'œuvre de Jouve la récuserait pour ne conserver que ce qui lui importe le plus : l'étude du comportement. A commencer par le sien propre.

La Scène capitale (1935-1961) de Pierre Jean Jouve, éd. Gallimard, coll. L'Imaginaire 104, 1982


Sous l'Casque d'Erby


6 commentaires:

  1. Le bonjour aux caillardeuses et aux caillouteux.Me voici en chair et en pixels, aussi obsolescent que possible. Je reprends du service tout en douceur, faudrait pas pousser le convalescent dans les orties ! Le bon dimanche à toutes et à tous.

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  2. Très belle description de tes "retrouvailles" avec P-J Jouve... qui, incidemment, nous donne enfin l'occasion de joliment te retrouver, même convalescent, d'accord, à ne pas "pousser dans les orties"...

    Je ne connais pas "La scène capitale"... mais j'ai retrouvé de cet auteur lumineux et exigeant, plusieurs bouquins dont "En miroir", couvert de mes notes d'antan : je vais m'y replonger, MERCI !

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  3. je vais voir ça à ma nouvelle médiathèque

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  4. Heureuse de retrouver ta prose lumineuse, cher Rod.
    Le livre, tu en parles divinement.
    Le lien vers les murmures récurrents me touche, mais je crains une erreur de ta part...me retrouver citée dans un billet sur Pierre jean Jouve, c'est tout simplement impensable.
    Bises émues
    ¸¸.•*¨*• ☆

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  5. J’ai ‘relu en diagonale’ le petit livre (10/18) de Pierre Jean Jouve ‘En miroir’ et suis tombé sur ce passage (ici abrégé) qui semble être écrit aujourd’hui et non pas il y a 62 ans :
    « Il m’arrive souvent de ‘voir’ devant moi le chaos du monde présent, accompagné d’affolement public (…) et de regarder cela comme on voit arriver un typhon sur la mer. Dans ces moments je me demande si l’affolement du monde préfigure une fin apocalyptique dont on aurait l’obscure conscience, ou s’il s’agit seulement pour le monde de s’adapter au changement d’échelle. Il n’y a pour moi aucune réponse, sinon sur un tout autre plan. Le poète connaît une permanence, celle de l’émotion positive, de l’émerveillement. S’il la perd, il est perdu, comme un nageur épuisé disparaît à la surface des flots.
    Or l’émerveillement n’est pas le don du seul poète ; et sans doute n’y a –t-il que l’émerveillement pour sauver la vie de l’homme ordinaire d’un écrabouillement total. L’émerveillement est la science de l’enfance. Tout spectacle profond attire l’émerveillement. Les saints et les grands artistes ont vécu dans l’émerveillement. (…)
    L’Art, en même temps qu’il a pour fonction d’éterniser, a pour but de ressusciter en nous des états d’enfance, c'est-à-dire de nous émerveiller. L’émerveillement est la capacité de transfert subit vers l’objet, dans une aura de joie, donc dans un état érotique de haute valeur – tant cet objet imprévisible nous comble du charme de sa présence. (…) »

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  6. Justement ce matin, je me repassais cet instant inoubliable d'un concert de Mikis Theodorakis à Berlin, en 1987 : c'est dans les yeux des jeunes spectateurs que cela se passe. Se dégage de cette ambiance une beauté partagée, tangible, palpable, qui transcende la musique pour monter dans les sphères de la compréhension entre les êtres.

    Pour mon cas personnel, cela me rappelle cette fois où Xavier mon fils m'avait proposé de visiter une exposition dans la galerie attenante au musée des Beaux-Arts de Bruxelles : il s'agissait d'un parallèle sur plusieurs siècles entre les peintures flamande et florentine. De tableau en tableau, il prenait plaisir à m'expliquer les conventions dans les traits, dans les lumières, et les codes qui régissaient ces conventions. C'était comme une visite intime chez ces poètes de la lumière disparus, et cela donnait les larmes aux yeux. Il pouvait même sembler qu'ils se prissent par la main pour nous conduire au-delà des mots, au-delà des coups de pinceau, à une vie supérieure inaccessible aux petites mesquineries du quotidien.

    Bon dimanche !
    Jean-Claude

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