mardi 4 novembre 2014

Le Marginal et le Normal -1

Escher
La marge cerne la société comme le texte dit à peu près Jean-Luc Godard qui a toujours fait un cinéma «limite-marginal » et mieux : original, créatif, poétique, œuvrier. Mon expérience d'ouvrier-imprimeur ou de poète face à la page blanche le confirme : la marge, ou plus généralement l'espace blanc, autour du texte le met en valeur, le rend lisible. De même, la marginalité sociale « donne à lire » la société où elle vit. Où plutôt y survit, avec bien des souffrances, et une mortalité bien plus forte et précoce qu'ailleurs. Mais parfois avec plus d'intensité créatrice d'avenir !

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Sous d'autres cieux la marge fut, reste, peut devenir proliférante. Sous d'autres noms, c'est bien la marginalité - « la clochardisation » selon l'ethnosociologue Germaine Tillon - que l'exode de centaines de millions de paysans traditionnels ruinés ou chassés par l'agro-industrie « rentable ». Et contraints à migrer, en bidonvilles, surtout. Catastrophe pire encore que l'énorme ruine de l'artisanat et du commerce traditionnels par l'industrie capitaliste et sa « conquête des marchés » si brutale.
Sous d'autres formes, ce brutal modernisme arriva sous nos cieux dès 1820/30 et s’essouffle aujourd'hui, jetant au chômage, et à la marge, une foule d'ouvriers, artisans, paysans des historiques pôles capitalistes, en Europe et États-Unis. En France, la marge a toujours existé mais devient aujourd'hui énorme avec le déclin industriel, malgré l'inflation artificielle du secteur tertiaire comme de la grande distribution - qui ruine le commerce de proximité. Bref le néo-esclavagisme du « tous-travailleurs-salariés » (sinon chômeurs ou marginaux, nà !) fait faillite. A nous tous, dans le texte ou sa marge, d'écrire l'Histoire d'un monde meilleur, pour de bon !
Il n'y a que différence de fonctionnement social (oui c'est beaucoup) mais, du moins dans nos pays de « vieux capitalisme », il y a surtout imbrications sociales entre « marginalité et normalité ». Soit allers-retours individuels entre deux, soit vivants « un pied dans la marge, l'autre non » : cas du double boulot (déclaré, plus au noir) du double chômage (officiel, plus droit à la paresse), mais surtout double vie !: double occasion de voir que c'est la même société féroce et mal-foutue qui est « dans le texte et dans la marge » !
Il y a « une seule société normale » (?!), mais une grosse variété de marginalités sociales, sans étiquettes ni vrais rapports entre elles, par exemple entre la situation de l'immigré sans-papier qui veut traverser la Manche et celle du « professionnel de la manche ». Mais la marge reste «l'anormalité » pour la pseudo « normalité » de la soumission à l'ordre patriarcal et patronal, hiérarchique... Justifié par l'appareil étatique, législatif, reposant sur l'inégalité sociale, si injustifiable. D'où la stupide appellation de « laissés pour compte » du jargon de nos chers technocrates-bureaucrates de la comptabilité capitaliste qui sont plus habiles à chiffrer flux d'argent qu'êtres humains - qu'ils traitent sans plus d’état d'âme, par stupide déformation professionnelle et très vulgaire mépris. De même l'exclusion sociale qui prétend définir le marginal n'est qu'un mot langue de bois du jargon politicien, tenant d'une société basée sur le seul travail salarié « normal » et sa « normale » obéissance à l'ordre hiérarchique, le sien...
La réalité de la marge est toute autre, mélange de motivations volontaires et de vécus subis : goût, clair ou confus, de la liberté individuelle rebelle à l'ordre patronal, familial ou autre. Car la si pesante idéologie patriarcale ne peut qu'engendrer une marginalité plus ou moins importante selon époques et lieux. Il y eut « féroces bandits de grands chemins » (aujourd'hui souvent à l'abri, à la tête des grandes banques...) et « petits voleurs à la tire », ainsi que tant d'« anarchistes », tant de « voyous », sympathiques aventuriers comme viles crapules - voir « la cour des miracles » décrite dans « Les Misérables » de Victor Hugo, qui n'oublia pas le rôle des femmes...
Les femmes et hommes de cette mouvante engeance marginale à la « société normale » gardent souvent des « passerelles » avec la famille d'origine ou/et la famille créée. Soit discrètes, soit voyantes, par exemple en couverture de légalité d'une activité illégale. Existent aussi bien d'autres liens, d'amour ou d'amitié, ou... de noir-business. Et un minimum, souvent, de quelques liens avec le consumérisme, comme la télé-douce-drogue-de-consolation et autres gadgets... Cela sauf cas de force majeure comme l'isolement carcéral ou psychiatrique. Ou sauf farouche hostilité à ce monde du fric, par ex. motivée par un fort goût de liberté devenant à l'usage nouvel art de vivre, rebelle...

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Selon les époques et les modes, on pourra trouver bien des « noms d'oiseaux » pour qualifier le ou la marginale, noms des plus exotiques et extravagants aux plus imbéciles, en passant par les cocasses, poétiques, etc. En voici un échantillon pêle-mêle (j'en oublie sûrement) : loubard, louche, mal-famé, asocial, blouson-noir, apache, pute, zonard, bulot, incontrôlable, incontrôlé, rebut, délinquant, mendiant, demeuré, pauv'nana ou pauv'type, vermine, canaille, chienlit, zarbi, punk, déchet, vaurien, fainéant, benêt, profiteur, psychopathe, mafieux, filou, vagabond, gibier de potence, rebelle, trafiquant, dealer, indien, clodo, anar, brigand dangereux et « voyou, chenapan!: ils sont à la chasse à l'enfant...» (dixit Prévert). Si la plupart de ces qualificatifs sont donnés par la « bien-pensance », quelques uns sont créés ou revendiqués, en défi, par ceux qu'ils visent, comme apache (hier) ou punk (aujourd'hui)...
 
à suivre !


Sous l'casque d'Erby

 

14 commentaires:

  1. Pour en savoir plus sur la Cour des Miracles, ses précédents, ses péripéties et ses conséquences, je ne saurais trop conseiller un ouvrage - certes aujourd'hui trouvable seulement en occasion - intitulé Histoire de la Cour des Miracles. C'est Hachette qui l'avait édité en 1971, et son auteur n'était autre que Chantal Dupille.Spécialiste des clochards qu'elle a beaucoup côtoyés (elle en parle dans son autobiographie), mais aussi des tsiganes avec qui elle a vécu à Grenade, elle a même osé côtoyer longuement la pègre des grandes villes étatsuniennes et son environnement sordide.

    De la lecture en perspective ! "L'Histoire de la Cour des Miracles" est passionnante. Tellement que Didier Decoin, secrétaire général de l'académie Goncourt, avait accepté avec enthousiasme de la préfacer.

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    1. Salut Jean-Claude. Pour ma part j'ai commencé la lecture de "Arlequine".

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  2. Bonjour les caillasseux.
    Rien n'est plus facile, plus stupide et plus navrant que la politique. Il n'y a que muni de pince-narines que nous pouvons l'aborder pour éviter que sa pestilence ne nous plonge dans un coma profond...
    Bref, il ne manque qu'une chose à la marginalité, telle qu'elle se révèle en chacun et ce n'est ni la colère, ni l'envie de tout casser pour tout rebâtir proprement, mais la conscience de sa force collective...

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    1. C'est d'ailleurs dans les derniers chapitres de son ouvrage "Au cœur de la pègre américaine", que Chantal Dupille analysait les causes de cet état de fait abominable : les autorités, soutenues de fait par une population qui refuse à l'État de faire plus qu'un minimum pour les plus démunis (en particulier aider les enfants à ne pas s'engager très jeunes dans la délinquance), se contentent de colmater des brèches, d'éradiquer des bubons trop proéminents, sans s'attaquer aux vraies causes, la conviction que "tout se vend, tout s'achète" même si, sur le long terme, ces replâtrages reviennent plus cher qu'une prise à bras-le-corps de l'emprise du fric.

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  3. C’est pas facile de vivre en dehors des clous

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  4. Lediazec- Tu as fait un superbe choix d'illustration pour cette partie1 de mon thème : c'est un des géniaux dessins de EISCHER, l'as du jeu des perspectives et autres trompe-l’œil... ce que n'indique pas la source (ou c'est bien discret)... Pour la partie 2 à venir, j'ai idée que tu pourrais pocher sur le site de l'ami Jean-Phi "boulevard de la Fraternité". Je vais essayer de le joindre ce matin pour qu'il t'envoie son choix.Et je t'envoie dans un instant une MODIF (ce sera tout, promis!) du début de cette partie 2...
    Babel - je n'ai pas pris encore le temps de lire Chantal Dupille, mais mon amie Valérie si et elle aime beaucoup !

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    1. Lediazec-- Vu tout à l'heure J-Phi qui t'envoie dans l'après-midi son choix de 1 ou 2 de ses photos du site "Boulevard de la Fraternité" pour illustration de la suite 2...

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  5. Depuis que je suis gamine, j'ai toujours eu beaucoup d'affection pour les marginaux, les excentriques, les pas comme tout le monde, les hors normes... Je me souviens d'un petit gars que les enfants de l'école rejetaient. On se moquait de lui parce qu'il mangeait des tartines de biscottes à la confiture le midi... Je trouvais alors les autres enfants tellement injustes et cruels.
    L'autre soir, en allant faire des courses, il y avait deux gars qui faisaient la manche. Je suis ressortie avec du pain, du jambon et deux bières... quand d'autres leur donnent quelques centimes, mais c'est déjà ça, tu vas me dire... Pendant ce temps, je côtoie nombre de personnes qui vivent plutôt bien, dans mon village dortoir par ex, des gens qui gagnent bien leur vie, et qui vont s'insurger contre la réforme des rythmes scolaires par ex. Mais ils ne s'insurgent point pour les démunis. Ils ne font pas un tel raffut, ne s'organisent pas en association, ne font pas de pétition... Tant que l'on ne touche pas à leurs privilèges, à eux. Ce sont les même personnes qui critiquent la bio parce qu'elle est trop chère... Ce sont les même qui s'insurgent contre certaines incohérences de la bio et qui te descendent au moindre faux pas. Pendant ce temps, l'agriculteur d'à côté, qui pollue l'air du printemps avec son nuage de pesticide, on ne lui dit rien. Pendant ce temps, l'autre cultivateur de maïs qui gaspille l'eau, qui pollue les nappes phréatiques, on ne le remet pas en question...
    Voilà le destin des gens de la marge, on te regarde de travers, tu peux crever dans ton coin. État ou pas état. Et il te faut être irréprochable par dessus le marché. Je me souviens d'une fois, sur un marché où je vendais des légumes bio, une femme m'a agressée parce que je fumais : "Ah, ça fait de la bio et ça fume ! Je ne vous achèterais jamais de légumes, , c'est honteux, etc."

    Tu vois Rem*, je ne crois pas en dieu, mais je ne crois guère en l'humain non plus. Rares sont les personnes réellement bienveillantes avec leur prochain. On est prêt à lapider n'importe qui, qui ne plait pas au "groupe". Tiens, telle une directrice d'école par chez moi, que les parents d'élèves ont réussi à faire démissionner. Et pour quelles "bonnes" raisons ? Aucune, juste parce qu'elle manquait soi-disant de diplomatie. Or, je la connaissais cette dame, une personne intègre et qui disait ce qu'elle pensait, avec franchise. Certes sans doute pas parfaite mais qui faisait son travail consciencieusement.

    Bref ! Me voilà bien amère aujourd'hui. Je suis comme Diogène, qui cherche un humain sur terre.

    Sur ce, dans la tempête, bonne journée tout le monde !

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    1. "Rares sont les personnes réellement bienveillantes" écris-tu ci-dessus. C'est exact! Et il est inutile de se contenter de le déplorer...
      Mais il serait déplorable - je pense, d'après ce que j'ai lu par ailleurs sur ton blog, etc. - que tu ne contentes pas de "croire" ou pas, ni en Dieu ni en l'humain, car la question n'est pas du tout là. La question centrale est la société humaine concrète, pas "l'Humain" abstrait, hors champ social localisé et daté... La question est l'avenir social, sa rupture radicale avec son mode de fonctionnement paternaliste-capitaliste qui entraîne ces inouïes inégalités. Et tant de pièges à capter l'audace créatrice de chacun(e) pour OSER librement construire, pas à pas, en collectifs autonomes, des embryons de société nouvelle...

      C'est là, en quelques lignes, le résumé de tout l'essai que je tente d'écrire et dont les précédents et récents articles ainsi que celui-ci ("à suivre") sont des extraits provisoires... Je te remercie donc de m'amener à définir "la philosophie" de mon chantier d'écriture, titré "Œuvrières & Œuvriers"...

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    2. Oui, Rem*, tu as raison. M'étant investie dans quelques associations diverses, j'ai souvent été déçue par la nature humaine... Mais sans doute suis-je trop exigeante et peut-être pas assez tolérante. Auj, tout ce que je fais socialement, c'est pas grand chose, si ce n'est tenter d'éveiller les jeunes que je rencontre en cours...

      Je souhaite que ton projet se concrétise, merci pour tes partages.

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    3. D'éveiller les jeunes au monde qui les entoure, mais aussi les encourager à être créatifs !
      Hier, lors d'un exposé sur les dons d'organes, de sang, etc, deux jeunes filles ont fait une petite bd. Alors, là, tu vois, je félicite et je m'en réjouis !

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  6. http://www.msn.com/fr-fr/video/regarder/bhl-victime-du-complotisme-en-tunisie/vi-BBczOqh?refvid=BBczOqh&ocid=OutNFR
    Ben voyons, adorable !

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  7. Il y a aussi ces marginaux qui nous gouvernent... Moins romantiques !

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