mercredi 18 décembre 2013

Boulevard Durand – Armand Salacrou

Un livre est l'unité du passé et du présent dans une aventure tournée vers l'avenir. Celui que je vous propose ronquait dans mon grenier à poing levé. C'est en cherchant un Zévaco dans ma caverne qu'il a fait un coucou poussiéreux. Le superbe nuage !
Cette relique m'avait été offerte par monsieur Jean Cassou. A l'époque, je militais pour la section française du Carrefour des Amis de la République Espagnole, organisme anti-franquiste groupant tous ceux qui ne voulaient pas de la bête immonde, peu importait la couleur politique de chacun... Jean Cassou, Colette Audry, Gérard Desarthe, Henri Alekan étaient les personnalités représentatives...


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Armand Salacrou est né à Rouen en 1899. Son père, fils d'une famille de paysans (un rouge comme on disait) était préparateur en pharmacie. A force de travail il obtint le diplôme d'herboriste. Ce qui lui permit d'ouvrir une officine au Havre vers 1900. Armand fit des bonnes études. Très vite, vers les 16-17 ans, révolté, il dénonce la misère des docks et s'insurge contre la fortune et l'insolence des armateurs. Il écrit un texte révolté : « l'éternelle chanson des gueux ». Il l'envoie à « l'Humanité » qui le publie.
Vite fait, bien fait, il abandonne des études de médecine pour s'inscrire à la Sorbonne, où il obtient ses licences, fréquente les surréalistes, les peintres et devient l'ami de Dubuffet, Desnos, Antonin Artaud, Max Jacob...
Après s'être essayé au cinéma, au théâtre et à la publicité avec des fortunes diverses - Salacrou n'était pas un homme de tout repos -, pas assez simple dans son écriture et un peu prolixe dans son style, ayant une idée très personnelle sur le compromis de l'artiste, il se fâchait facilement avec ceux qui avaient la mauvaise idée de lui prodiguer des « conseils ». Dès lors que ses idées n'étaient pas, selon lui, respectées, il claquait la porte. Ainsi de cette actrice comblée, heureuse de lui annoncer qu'elle venait de décrocher le rôle dans l'une de ses pièces, « Histoire de rire », programmée à Bruxelles, qu'il refroidit en lui déclarant que le rôle n'était pas écrit pour elle ! Mini-drame. Au final, la dame obtint gain de cause auprès du producteur dans les coulisses... Pas d'un commerce facile, monsieur Salacrou.
Cette pièce, historique, est la dénonciation d'une injustice sociale, présentée à l'époque de manière méprisante comme « l'affaire Dreyfus du pauvre » est un drame en deux parties. Argutie d'escamoteur ou maladresse de la part d'un admirateur ? Il n'existe pas de petites ou de grandes affaires, il n'existe et ne demeure qu'une chose unique : l'injustice et son horreur. Dans le cas de Jules Durand elle résulte d'une justice de classe.
L'histoire se situe en 1910. Jules est docker sur les chantiers portuaires, puis, suivant les traces du père, devient charbonnier-journalier. La vie est tout sauf drôle. Très vite concerné par la lutte des classes et il s'investit dans les Bourses du Travail. Il lit Louise Michel, Prud'hon, Émile Pouget, s'acharne à apprendre et à comprendre, rallie le syndicalisme révolutionnaire et devient secrétaire du syndicat des charbonniers.
Jules passe par tous les paliers de la condition humaine : du travail à la prise de conscience et à l'engagement politique. Pour atteindre cet état de dignité, il lui aura fallu du temps, de l'audace et pas mal d'énergie. Côtoyer la violence, la récuser et la comprendre sans l'excuser, affronter les tares de son propre milieu, l'alcoolisme, la brutalité, la haine et tout ce que cela engendre. Subir son semblable pour mieux comprendre les rouages d'un mécanisme féroce pour aider à tirer ceux de sa classe vers le haut.  Il lui aura fallu tenir bon contre le vent mauvais d'un patronat violent et retors, ignoble dans les mécanismes qu'il utilise pour le mettre hors d'état de nuire.
C'est en 1910 que le syndicat auquel appartient Jules lance une « grève illimitée » contre « l’extension du machinisme, contre la vie chère, pour une hausse des salaires et le paiement des heures supplémentaires ». Pour contrecarrer le mouvement de grève, les compagnies portuaires et transatlantiques havraises embauchent des hommes qu'elles paient trois fois plus chers. On nomme ces anti-grévistes, les « renards ». Plus tard on les appellera les « jaunes ». Aujourd'hui les casseurs de « grève » on va les chercher à moindre frais dans l'ex-bloc de l'Est, on les désigne sous le terme générique de « travailleurs détachés » !
C'est là que commence la lente et implacable descente aux enfers pour Jules Durand : cinq hommes ivres se bagarrent. L'un des renards et quatre autres charbonniers grévistes se cognent violemment. Le « jaune » meurt le lendemain des suites de la rixe. Les quatre charbonniers sont arrêtés et c'est le début de « l'affaire Durand ». Jules est accusé d'avoir fomenté la bastonnade qui a coûté la vie à un pauvre gars. Devant ce drame, Jules Durand décide de l'arrêt du mouvement de grève… Un ouvrier est mort et cela lui est intolérable.
C'est autour de cet événement que la pièce d'Armand Salacrou ouvre sa chronique. Sans misérabilisme, il livre une description de la politique et des mœurs de l'époque avec tendresse et conviction. Les personnages sont remarquables de vérité, tant le contexte semble réel. La peinture est puissante de vérité. Drame social qui se lit d'un trait. Sans presque respirer, tant on aimerait tirer le temps par la manche, le repeindre aux couleurs de l'espoir. Hélas !...
Cette lutte résonne comme un télégramme nous signifiant que si des choses ont changées depuis, il reste toujours autant de chemin à parcourir pour atteindre ce à quoi aspiraient tous les Jules Durand de l'histoire, ceux d'avant Jules, ceux d'après... et les suivants !
Jules Durand est mort fou... Sans doute de douleur, de dégoût et d'impuissance. Jugé à la diable et condamné à mort pour avoir défendu la cause des sans grade, il fut gracié sous la pression des mouvements de solidarité en France, en Angleterre et aux États-Unis. Libéré en 1911, il fila directement à l'asile où il mourra en 1926, sans même le souvenir d'avoir vécu !
Plus tard, il sera déclaré innocent. La belle jambe !

Sur le sujet :
Bienvenue...

Sous l'casque d'Erby


10 commentaires:

  1. La littérature est belle : il n'y a qu'à se baisser pour découvrir des merveilles.

    Bon jour à tous les cailloux ! Que le Grand Croc me crique, et que les fomenteurs de quenelles se prennent des pluies de saucisses, en guise de pluies acides. Ou de boudins...

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  2. Bonjour les caillasseux. Temps ennuyeux, donc temps horrifique.
    Pas envie de m'attarder sur les déboires électoraux de NKM, ni sur les soucis judiciaire de Claude Guéant, pas davantage sur le plan d'économie du gouvernement... Alors un livre m'a semblé être le refuge idéal pour combler ce... Dégoût. Celui-ci m'a semblé idéal pour jeter un pont entre deux rives...
    Un petit cadeau pioché chez les cafardeux Plus dure sera la chute !

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  3. Un peu d’histoire humaine ne fait pas de mal

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  4. et son avocat s'appelait ........ René COTY
    pièce vue à Arras dans les années 65-66 jouée par le C D N (Centre Dramatique du Nord)

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  5. C'est curieux : je connaissais ce drame d'un syndicaliste-révolutionnaire du Havre, via divers documents (je ne sais plus lesquels : presse?) du temps où j'étais en école technique au Havre (1958-60). Mais j'ignorais cette oeuvre de Salacrou, merci lediazec d'y consacrer une belle bafouille !
    Je vais tout à l'heure à l'enterrement d'un ami, Yvon Simon, qui avait 92 ans et toujours l'âme militante. Il se présentait toujours comme "ouvrier metalo-chaudronnier" et fut de tous les combats sociaux et humanistes, sans presque jamais de carte d'un parti politique. Mais chez lui il avait mis au mur, encadré, son attestation de "membre du FN"... ATTENTION, LE VRAI, celui de la Résistance !!
    J'ai eu l'honneur, il y a 2 mois, de le recevoir à mon expo-photo (malgré 1 étage à gravir, difficilement). Sûrement l'une de ses dernières visites. Le hasard fait que je reçu aussi là une visite de quelqu'un qui aurait pu être son arrière-petite-fille, une gamine de 8-9 ans. Mes visiteurs records en âges opposés !...Ainsi est la zarbi-vie...

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  6. Excellent choix. Ca me ravit d'autant que j'ai moi même et modestement consacré plusieurs billets à Jules Durand. Bonne journée à tous.

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    1. Salut Erwan ! A la bourre aujourd'hui. Suite à ton commentaire, je suis allé piocher par chez toi. Dis, donc, c'est une mine à ciel ouvert ! Du coup j'ai ajouté en lien, au pied de la bafouille, "bienvenue..." Mais si tu vois un autre qui colle tout autant que celui-ci, aucun problème pour l'ajouter...
      Bonne soirée !

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  7. De Jules Durand à Édouard Martin (patronymes presque "anonymus" de banalité !), que de régressions dans le domaine syndical ! Le premier fut révolutionnaire et innocente victime (à en sombrer dans la folie) de la Justice de Classe. Le second fut un brillant leader des luttes des ouvriers d'Arcelor-Mittal et vient de se faire ACHETER pour devenir tête de liste du PS aux élections européennes - il avait précédemment vilipendé Hollande pour ses promesses non-tenues... va comprendre, Charles. Le premier est un héros, le second un traître.

    J'ai entendu nouvelle de cette trahison de classe à la radio, en revenant de l'enterrement de mon ami Yvon Simon (encore un patronyme bien courant). Nous étions nombreux et quelques orateurs. Dont un ancien des luttes de LIP (L'IP comme "L'Imagination au Pouvoir") venu témoigner du rôle astucieux (important et discret) d'Yvon dans cette insolite longue bataille, débutée en 1973. D'ailleurs cette époque, après la défaite-par-compromis des L'IP est importante. Entre l'époque du têtu Durand et l'actuelle du traître Martin, c'est bien celle du dernier combat vraiment de classe, depuis l'après-Lip. C'est celle du TOURNANT ultime d'entre le vrai syndicalisme ouvrier et la participation "syndicale" des grosses centrales au système pourri du pouvoir...
    S'il n'y avait que les "Partis" qui soient pourris. Il y a aussi les Grands(?!) Syndicats, devenant vainement des lobbys (de blablas) en face des vrais lobbys (de FRIC)... gagnants.
    Mais, (n'est-ce-pas mon ami YVON ?): on reprend tout et toujours à Zéro et on y arrivera, à la Justice Sociale... Yak'çà d'vrai!

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    1. Post-scriptum tardif :
      "Mon âme déborde comme du p'tit lait qui frissonne" (un truc comme çà...) : je viens de me "payer" l'1h24 d'audition de la zique, jazz, du jour. Un régal. Merci, merci, d'avoir déniché ce trésor de "Play Bach" du trio de virtuoses emmené par Jacques Loussier...
      Au terme d'une journée déjà bien riche en émotions, voilà une grosse cerise pour finir, avant de rejoindre des rêves d'avenir... et espérer que demain il fera jour et que "mon âme...(etc.)" déborde encore !

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